A propos de la pièce sonore jouée le 9 décembre 2020 suite à la résidence offerte à l’artiste sonore Emma Souharce par Lumpen Station à Espace Libre, Bienne, du 2 au 9 décembre 2020.
“Mais que fait Emma Souharce ?
Avant de commencer à répondre à cette question il est nécessaire de préciser qu’elle pratique l’expérimentation musicale depuis déjà une dizaine d’années et a traversé plusieurs étapes. Ici il sera question de se pencher sur une création à l’issue d’une résidence d’une semaine à espace libre visarte BielBienne début décembre 2020.
Les premières secondes de sa création diffusée sur la web radio lumpenstation.art semblent commencer comme un faux départ.
« Il y a assez de volume dans la salle ? Nous sommes déjà au maximum ? »
Ces réglages, qui ont été bien sûr testés à l’avance, sont rejoués et plongent les auditeurices dans la sensation qu’ils vont assister à une exploration en temps réel. Il sera ensuite impossible de savoir quels sont les éléments prémédités par l’artiste et ceux trouvés en chemin.
Sans vouloir rentrer dans une description précise de cette composition, les passages suivants vont tenter de proposer une lecture possible de la démarche d’Emma Souharce. Dès le début, elle nous invite à la suivre sans prendre trop au sérieux les éléments qui seront joués, une forme de désacralisation est en cours et qui d’emblée marquer une attitude singulière vis-à-vis des habitudes d’écoute et de production de la musique expérimentale. En effet, ceux et celles qui fréquentent les lieux de concerts dédiés à la recherche sonore n’auront pas manqué de s’apercevoir comment les soirées sont souvent divisées entre un moment d’écoute « sacré » et une deuxième partie plus légère.
Une dramaturgie de la performance live s’est installée au fil des années au sein de la scène noise et expérimentale.
Pour la résumer grossièrement : on commence d’abord avec un premier moment tranquille qui est destiné à pousser les machines jusqu’à leur limite pour finalement, après le bouquet final, s’éteindre. L’interprète est alors celui ou celle qui orchestre les moyens techniques des instruments qu’il ou elle choisit d’utiliser. Cette démarche de recherche sonore à tendance à mettre en avant la personne aux commandes dont le but est celui de montrer sa propre virtuosité à contrôler la technique.
Progressivement, une écoute savante s’est développée pour la réception de la noise avec une attention particulière sur la texture des sons et leurs machines, dont les nuances sont parfois imperceptibles pour les amateur·trice·s mêmes, bien qu’ils/elles en ressentent intuitivement la présence à moins d’avoir l’oreille entrainée.
Emma Souharce, sans rentrer dans une posture d’impertinence ou d’enfant terrible comme on les attend dans tous les milieux musicaux, se contente tout simplement de naviguer à vue en nous embarquant avec elle lors du live. Ses compositions se déguisent de manière ludique en une performance dégénérée.
Cela m’a fait penser à une démarche similaire au Jazz et les critiques du philosophe T.W. Adorno à son propos :
« le but du jazz est la reproduction machinale d’un moment régressif, une castration symbolique. laisse tomber ta masculinité, laisse toi castrer, les sons d’eunuques produits par les groupes de jazz se moquent et proclament en même temps que tu seras récompensé, accepté dans notre fraternité qui partage avec toi le mystère de l’impuissance, un mystère révélé au moment du rite d’initiation », fin de citation.
Emma Souharce se balade dans la technique avec insoumission, elle improvise, s’arrête par moment, pianote quelques notes idiotes, interrompt le flux sacré de l’acousmatique pour parler dessus. Elle reprend des phrases qui deviennent des sortes de gammes, les mots perdent leur fonction de communication, les anecdotes qu’elle raconte sont répétées comme le sont les notes sur le clavier, tout devient prétexte à montrer une nature sonore des éléments diffusés jusqu’à sa propre respiration qui marque un rythme dans une loop machine. Ceci dit, par moments, la virtuosité de l’utilisation de la machinerie s’affirme pendant quelques minutes et immerge l’auditeurice dans un état proche de la transe. Cela ne sera pas assez long pour tomber dans l’aliénation ou la fascination pour la technique. Voilà peut-être cet effet de castration, qui peut tout aussi bien se lire à l’inverse en considérant qu’en vérité Emma Souharce est dans une démarche d’appropriation et émancipation dont la machine n’est qu’un moyen parmi d’autres. Elle évite de tomber dans la destruction des règles, des attentes du milieu ou des conventions dramaturgiques, pour s’amuser à construire des arrangements libres.
Sa démarche ne peut pas encore se définir sous un genre, peut-être elle ne le sera jamais. On ressent une approche jazz-sur-noise, qui ne se fait pas tant au niveau proprement sonore, mais plutôt dans l’attitude pour affronter un live. Il ne faut pas confondre les moments d’indécisions ou la suite des morceaux à l’apparence chaotique comme un manque d’affirmation ou de la timidité. Au contraire, il est peut-être question d’affirmer que la relation au sonore peut se faire en dehors de la notion de maîtrise, que la réception n’est pas la consommation d’une création finie et qu’à vrai dire il n’y a rien à terminer. D’ailleurs, elle demande au public et à l’organisateur de lui dire quand c’est bon, mais cela ne sera pas nécessaire. La fin arrive avec la même finesse des enchaînements, au moment où l’auditeurice en demande encore et elle pourrait risquer d’en faire trop.
Revenons à la question du départ maintenant, mais que fait Emma Souharce ?
C’est assez simple : Elle sort des sentiers battus et nous invite à nous balader avec elle. En chemin, nous traversons des sonorités qui nous sont familières, nous savons pouvoir faire confiance à une machinerie maitrisée, notre joueuse de flute enchantée nous emmène dans des recoins escarpés et nous révèle des plaines insoupçonnées. Nous avons à peine le temps de nous laisser bercer que nous sommes déjà repartis ailleurs. L’indétermination de la démarche d’Emma Souharce ne peut que nous rappeler la nécessité de la recherche fondamentale qui, avant de se cristalliser dans un résultat tangible, doit pouvoir se développer en mettant en acte des intuitions. Seulement de cette manière il sera encore possible de considérer la création comme un acte d’émancipation et, en passant, sans besoin de provoquer des ruptures brutales, contribuer au renouvellement des pratiques contemporaines. »
Andrea Marioni, décembre 2020